Schémas de la ville de Ernest W. Burgess vu par Paul-Henry Chombart de Lauwe (1952)
Pour cette deuxième édition de la newsletter des Petites Voix, nous vous proposons une réflexion sur la mixité sociale et plus largement sur le vivre ensemble en milieu urbain. Pour cela, la sociologie urbaine est un champ d’étude particulièrement utile en matière d’action sociale. Elle permet d’analyser l’espace et les interactions des groupes sociaux entre eux et avec leur environnement mettant ainsi en évidence un certain nombre de problématiques et d’inégalités. Dès les années 20, la sociologie urbaine est en lien avec les politiques publiques, reposant sur des enquêtes sociales qui permettent d’identifier un problème en utilisant des outils tirés de cette discipline, avec pour objectif la recherche de solutions pragmatiques grâce aux statistiques par exemple.
Liant à nouveau sociologie et action sociale, l’observation de la manière dont les pouvoirs publics régulent et organisent l’espace donne à voir les logiques et les rapports sociaux derrière des notions chargées politiquement et symboliquement telle que la mixité sociale.
L’organisation spatiale de la ville comme reflet de l’organisation sociale
Apparue au début du XXe siècle, l’École de Chicago, pionnière dans le développement de la sociologie urbaine étudie les changements sociaux, migratoires, démographiques et géographiques. La ville y est perçue comme un objet d’étude, notamment pour l’écologie urbaine, théorie développée par cette École. Empruntant aux concepts de la biologie, la ville industrielle est décrite comme un organisme vivant. Les gouvernant·es sont à la tête, les poumons sont les espaces verts, le cœur représente l’économie, le système veineux la circulation et la mobilité de la population, les membres sont les différents quartiers. Chaque quartier est un écosystème à part entière avec des fonctions diverses et générales dans le fonctionnement de la ville.
En décomposant la ville de Chicago en zones, Robert E. Park (1864-1944) et Ernest W. Burgess (1886-1966), sociologues de l’École de Chicago, établissent un lien entre la stratification sociale et la place occupée dans la ville1. Chaque quartier a sa population, son utilité et sa place dans la hiérarchie sociale : le noyau est le quartier historique qui deviendra le centre d’affaires. Les travailleur·ses des catégories populaires s’installent en périphérie. Puis les classes plus aisées, lassées du peu d’espace du centre, créent de nouveaux quartiers en bordure.
Néanmoins, le déplacement des populations d’une zone à une autre ne se fait pas “naturellement”. Les individus se rassemblent généralement entre membres d’un même groupe social et, lorsqu’ils et elles sont confronté·es à d’autres groupes, des tensions peuvent émerger de peur d’une désorganisation sociale, économique et/ou politique2.
Pour vivre plus librement, les populations noires du Sud migrent vers le Nord étasunien et vont s’installer dans des villes en construction comme Chicago, formant une Black Belt3 autour de la ville. Dans un pays où la ségrégation raciale est extrêmement présente, le racisme va impacter profondément le fonctionnement de la ville et la proximité de cette population provoque une dévaluation des prix de l’immobilier et une fuite des populations blanches qui habitaient là. Cette baisse du foncier est typique des grandes villes étasuniennes, mais aussi dans le monde : une population “indésirable” arrivant dans un quartier cause la peur d’une baisse du foncier à cause d’un racisme ou d’une xénophobie intégré·e.
Ce découpage des villes, comme montré par Parks et Burgess, ne se retrouve pas seulement aux États-Unis, mais aussi en France. Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913-1998), sociologue français, utilise la photographie aérienne pour étudier la structure spatiale et sociale de Paris dans les années 504. La capitale s’organise aussi autour d’un centre économique entouré d’une zone de transition et d’acculturation, puis d’un quartier résidentiel qui s’étale progressivement hors des limites de la ville, suivant l’augmentation de la population et le besoin d’héberger les travailleur·ses des usines qui s’installent à l’est de la capitale.
À partir de cette répartition, Chombart de Lauwe étudie comment les groupes sociaux se répartissent et se divisent l’espace de l’agglomération en fonction de critères sociologiques, économiques et démographiques. La vie des groupes, leur rapport au travail, la communication ou encore la mobilité participent à la définition d’espaces géographiques distincts. L’étude des divisions des espaces sociaux s’accompagne de fait de l’étude historique des mouvements des groupes sociaux. La photographie d’une situation ne vaut qu’à un moment donné, il est donc intéressant de les superposer pour étudier l’évolution des groupes dans l’espace social.
L’objectif de Chombart de Lauwe était de mieux connaître les besoins et les aspirations des populations ouvrières pour en faire part aux acteur·rices des politiques publiques pour qu’à travers les institutions, elles et ils y répondent par des solutions ciblées. Cette étude parisienne va confirmer la distinction sociale entre l’est et l’ouest.
Cette forte division s’explique par la construction des usines à l’est de la capitale : le vent soufflant principalement d’ouest en est, les populations aisées dont les patrons fuient vers les quartiers éloignés et protégés à l’ouest pour ne pas vivre dans les fumées noires de leurs usines. L’analyse de la polarisation est/ouest parisienne s’accompagne de plusieurs constats sociaux :
Les résultats des élections législatives montrent plus de conservatisme à l’ouest et plus de socialisme à l'est.
La concentration de médecins à l'ouest est plus importante qu’à l'est.
L’ouest parisien a davantage d’équipements sanitaires et commerciaux que l’est.
En somme, l’ouest parisien est plus favorisé et favorisant. Les déplacements spatiaux des classes sociales ont façonné l’organisation sociale de la ville. L’individu et son milieu sont si intimement liés qu’il est nécessaire d'étudier l’un pour comprendre l’autre.
Sans intervention volontaire de la part des pouvoirs publics, l’organisation de la société marque d’emblée l’espace urbain et traduit la division sociale entre les groupes sociaux en fonction des capitaux de chacun et des rapports de pouvoir qui les lient. Caractérisé par une intervention hygiéniste du politique quant à l’agencement urbain, le XIXe siècle repose sur une volonté de contrôle de la classe laborieuse. À partir du XXe, les pouvoirs publics proposent de nouveaux plans d’aménagement dans le sillon de la moyennisation de la société et modèle ainsi de nouvelles façons d’habiter l’espace selon la classe sociale.
Influencer les comportements sociaux par l’urbanisation
La promotion de la propriété privée comme accès à la bourgeoisie
Ayant pour vocation de concrétiser des utopies concrètes et sociales, les habitations à bon marché (HBM) commencent à s’élever du sol parisien. Au début du XXème siècle, Paris voit sa superficie augmenter suite à la destruction des fortifications. L’amélioration des conditions de vie des ouvrier·es devient une volonté politique. Les HBM concentrent tous les nouveaux aspects de l’habitat moderne basés sur une vision bourgeoise du logement ouvrier.
Le “bon mode de vie” se diffuse dans la société par le plan des habitations composées d’un petit jardin, de chambres, d’une salle d’eau, d’une cuisine, et d’une salle à manger. S’éloignant radicalement de la manière de vivre des ouvrier·ères tournée autour d’une pièce unique, les activités sont séparées dans les nouveaux aménagements. Les classes bourgeoises de la fin 1800-début 1900 ne mangent et ne reçoivent pas dans le même espace. En améliorant les conditions de vie des ouvrier·ières grâce à un bon logement et une bonne hygiène, les politiques espèrent les rendre plus productif·ives.
Au fil des années, l’habitat d’une famille ouvrière type se développe. Dans l’idéal, une habitation à bon marché est une petite maison individuelle, comme on en voit dans les banlieues des villes minières, à Tourcoing et Roubaix par exemple. À Paris, les HBM prennent plutôt la forme de deux immeubles collectifs construits face à face avec un espace collectif social au milieu.
Les habitant·es n’y sont pas locataires, mais propriétaires. Les HBM se placent comme des biens d’accession. Par la promotion de la propriété privée, les Politiques espèrent empêcher la naissance d’idées révolutionnaires sur la séparation entre le prolétariat et les détenteurs du capital (économique principalement), comme évoqué dans les théories marxistes du siècle précédent. Devenir propriétaire est présenté comme une sécurité et un moyen de s’élever sur l’échelle sociale.
En diffusant un mode de vie bourgeois, les habitations à bon marché ont pour vocation de satisfaire les besoins des familles ouvrières nouvellement arrivées des espaces ruraux. Pourtant déconnectées de leur manière de vivre, les ouvrier·ières sont contraint·es de s’y conformer tout en nourrissant la volonté d’accéder à une ascension sociale grâce à la propriété privée.
Construction massive et crise du logement : un mauvais mélange pour l’ascension sociale
Dans les années 50, la situation change rapidement. La migration de familles maghrébines venues travailler en France engendre la création de bidonvilles, qui contrastent avec la modernité urbaine impulsée dans d’autres villes comme Nanterre. Le gouvernement français s’engage dans la construction de grands ensembles pour répondre au contexte de pénurie et de mal logement, mais les bouleversements en termes de conditions de vie sont massifs et rapides.
Dans la continuité du processus de moyennisation5, des habitations à loyer modéré (HLM) sortent de terre et ciblent trois populations avec une grande disparité de profil :
Les salarié·es stabilisé·es qui ont de bonnes qualifications et rémunération. Elles et ils ont une valeur personnelle qui pourra se revendre facilement sur le marché du travail.
Les travailleur·euses de masse (employé·e, ouvrier·ière qualifié·e) occupent un poste avec de la valeur, mais elles et ils sont interchangeables.
Les travailleur·euses précaires regroupant les chômeuses et chômeurs de courte durée, les jeunes en recherche d’emploi, celles et ceux avec peu de formation, les travailleur·ses âgées.
En mêlant proximité spatiale et proximité sociale, chaque population devrait aspirer à intégrer la classe au-dessus d’elle. Mais plusieurs problèmes apparaissent lors de la concrétisation du projet des HLM :
Les salarié·es stabilisé·es ont des moyens financiers et choisissent les résidences pavillonnaires.
Une partie des travailleur·euses de masse accèdent à la propriété hors des HLM grâce aux crédits immobiliers.
Cette perte de population crée de la vacance dans une partie du parc immobilier des logements sociaux, entraînant une détérioration du logement et de l’immeuble.
Les HLM devaient servir de tremplin, mais la peur du déclassement, les stéréotypes racistes et la réputation entourant les habitations ne sont pas attrayants pour les classes sociales en recherche d’ascension sociale. Les grands ensembles n’ont pas la même signification selon l’appartenance socio-culturelle et la situation des individus dans leur parcours résidentiel (première acquisition, recherche en famille, lieu pour le long terme). Habiter dans un HLM peut correspondre à une promotion sociale, tout comme à une régression en fonction du point de vue. Cet objectif de moyennisation de la population n’est pas aussi simple que les pouvoirs publics l’avaient espéré.
Les grands ensembles sont plus pernicieux qu’il n’y paraît : les premiers ne sont d’ailleurs pas réussis. Paul-Henry Chombart De Lauwe avait pourtant tenté d’avertir les politiques, mais ses travaux n’ont pas été pris en compte dans les planifications d’aménagement :
“La crise du logement n’est pas un prétexte pour bâtir n’importe comment, les études préalables ne sont pas si longues si les chercheurs disposent d’un minimum de moyens [...] Il faut aussi la volonté du responsable d’utiliser les résultats, même si les résultats ne sont pas toujours ceux qu’ils attendaient.”6
À cause de la mauvaise qualité des matériaux et de leur construction rapide et massive, les HLM se détériorent à la fin des Trente Glorieuses. Le passage aux Quarante Honteuses est marqué par l’amplification des inégalités et par l’exclusion de ces espaces et des populations y habitant.
Bâtis comme des cités dortoirs pour répondre à une pénurie de logements, les grands ensembles n’ont pas été dotés des équipements nécessaires aux aspects de la vie quotidienne pour consommer de la culture, des loisirs et créer du lien social. Cette privation va progressivement isoler, voire marginaliser les habitant·es qui devront se déplacer pour y accéder. Les conditions de logement, d’environnement et de vie sont dégradées et deviennent dégradantes. Le simple fait d’habiter dans ces lieux va stigmatiser la population lors de la recherche d’un emploi, d’un nouveau logement et dans l’éducation (collège, lycée, université etc). Les immigré·es de deuxième génération subissent de pleins fouets les stéréotypes construits autour de leur lieu de vie. Une appropriation ou réappropriation pourrait ouvrir à de nouvelles solutions pour sortir de la ségrégation spatiale bloquée entre deux tours.
Le mauvais bilan de ces opérations d’aménagement ainsi que les évolutions démographiques vont conduire les pouvoirs publics, à partir des années 2000, à opérer des changements pour progressivement passer d’une division des espaces à un brassage social organisé.
Organiser la mixité
La mixité contrainte par l’étalement urbain
Si l’organisation spatiale témoigne de l’organisation sociale, elle traduit également les évolutions de nos sociétés. Parmi elles, on note le phénomène d’étalement urbain qui ne cesse de croître, recomposant les espaces citadins et avec eux les interactions et tensions entre les groupes sociaux. L'expansion des villes n’est pas un phénomène nouveau, bien au contraire. Cependant, c’est la reconnaissance par les pouvoirs publics des enjeux majeurs qu’il charrie sur la vie économique, sociale et écologique qui est relativement récente.
À la fin du XXe et début du XXIe siècle, l’attractivité des villes entraîne une augmentation de la valeur de l’immobilier devenant de plus en plus inaccessible pour un grand nombre de personnes qui, pourtant, y travaillent. La construction de nouveaux logements est inévitable et s’étend dans les périphéries. En parallèle, les espaces centraux prennent de la valeur, aussi bien les quartiers historiquement populaires que les quelques friches que l’on trouve près des centres-villes, témoins de l’industrialisation passée. De tels considérations économiques rejaillissent sur la composition sociale, notamment à travers le phénomène de gentrification. Ce dernier, développé par la sociologue Ruth Glass dès les années 60, désigne l’investissement de ces espaces nouvellement prisés par les classes moyennes et supérieures au détriment des classes populaires qui sont progressivement délogées. Dans les grandes métropoles et capitales, certains exemples sont bien connus, comme le cas du nord-est parisien avec des processus toujours en cours dans le 18e arrondissement ou dans les banlieues périphériques comme Montreuil, Saint-Ouen ou Saint-Denis.
Les études sociologiques et géographiques montrent que cet embourgeoisement de certains quartiers est le fait d’investissements individuels de la part de ménages au capital culturel élevé7 (artistes, professeur·es etc.) qui n’ont pas ou plus les moyens d’investir dans des quartiers devenus prisés et qui s’inscrivent dans une logique “d’aventure”8. Dans leur discours, ces personnes issues notamment des classes moyennes, sont à la recherche de lieux considérés comme authentiques, peu chers, où se mélangent des couches sociales et les origines culturelles, avec une histoire et une identité forte. On peut ainsi les retrouver dans des quartiers historiquement investis par des communautés ethniques et culturelles, par des corps de métiers comme des pêcheurs, des artisans, des ouvriers et peuvent aussi être attirés par des caractéristiques architecturales liées à ces activités économiques, à l’image du village de Trentemoult au sud de Nantes.
Ces catégories ouvrent progressivement la voix à d’autres ménages et aux acteur·rices de l'immobilier qui rachètent, construisent, démolissent et réaménagent les espaces nouvellement investis. Dans ce contexte, les logements sociaux qui ralentissent le phénomène de gentrification, sont en nombre insuffisants pour reloger les populations plus modestes qui se dirigent vers des quartiers ou villes périphériques plus abordables, s’éloignant progressivement des centres. Les conditions de relogement, qui ont par ailleurs fait l’objet de travaux scientifiques, sont souvent opaques et s’avèrent inadaptées dans de nombreux cas9.
C’est à partir des années 2000 que la gentrification est appréhendée par les pouvoirs publics. Pour autant, elle n’est pas nommée directement et son encadrement passe par la reconnaissance que la concentration de logement HLM au même endroit était une erreur urbanistique. Il ne s’agit donc pas directement d’encadrer l’augmentation de la valeur immobilière de ces quartiers et le phénomène d’embourgeoisement mais plutôt de dénoncer la ségrégation spatiale issues des politiques passées et de poser la mixité sociale en solution face à la précarité et aux difficultés sociales rencontrées par les habitantes et habitants historiques. Ces politiques passent notamment par des opérations de renouvellement urbain et de plus en plus par la création d’écoquartiers10.
La mixité sociale est présentée comme un enjeu majeur du lien social, de la cohésion, du dialogue, charriant ainsi une dimension citoyenne et démocratique pour une société plus juste et équilibrée. Si les expérimentations encadrées sont encore relativement récentes, certains travaux scientifiques se sont penchés sur la question en allant enquêter sur le terrain.
Comment s’organise la mixité sociale quand elle est programmée ?
Les opérations de renouvellement urbain qui comprennent une exigence de mixité sociale sont le fruit d’un choix politique. L’objectif est généralement de dépasser le quota de logements sociaux obligatoire, ce qui impacte la rentabilité immobilière d’un espace, particulièrement dans les zones fortement impactées par l’étalement urbain qui deviennent très attractives.
Il s’agit également d’un choix quant au niveau de “mixité” programmée. En effet, il existe différentes modalités telles que le type de logements : combien d'habitats sociaux ? Combien de biens disponibles à l’achat ? Combien à la location ? Mais aussi la répartition de ces habitations au sein du quartier : est-ce qu’on distingue les types de logements par bâtiments ? Par étage ? Pas du tout ? Y a-t-il des espaces en commun ou non ? Lesquels ?
La mixité sociale organisée pose donc un ensemble de questions et implique un certain nombre de choix ayant des conséquences à l’échelle des relations sociales et de la vie de quartier.
Du fait de l’étalement urbain, ces programmes se situent au sein d’espaces périphériques dans des zones historiquement populaires et anciennement industrialisées. Les populations anciennement installées ne sont pas toujours relogées puisqu’une partie des logements devient accessible à la propriété et d’autres ne sont pas à loyer modéré. Dans ce cas, le sociologue Camille François a montré à travers différentes enquêtes que les dossiers de relogement font l’objet d’une sélection qui permet d’identifier des schémas-types. Les ménages qui sont relogés sont composés d'individus qui ne sont ni les plus précaires, ni les plus aisés, elles et ils sont généralement plus âgé·es que la moyenne des habitant·es avant la rénovation et sont considéré·es comme étant “stables” avec un plus haut niveau de diplômes que la moyenne des personnes logées dans des habitats sociaux en France, souvent employé·es ou fonctionnaires, elles et ils n’ont aucun problème de paiement du loyer etc11.
Si les ménages les plus précaires font l’objet d’une éviction avant l’aménagement du nouveau quartier. L’achat pour les ancien·nes habitant·es demeure possible, bien qu’elle soit minoritaire et ne concerne qu’un petit nombre de ménages financièrement stables. Ils profitent de la construction de nouveaux logements peu coûteux dans leur voisinage pour accéder à la propriété là où elles et ils n’en auraient pas eu la possibilité dans d’autres conditions.
Du côté des nouvelles arrivées dans ces quartiers par l’achat, ce sont principalement des jeunes primo-accédant·es12. Elles et ils sont généralement cadres ou professions intermédiaires avec un haut niveau de diplôme (en particulier autour des grandes métropoles) et n’ont pas eu les moyens d’acheter un bien suffisamment grand dans les centres, en particulier à l’arrivée des enfants. Ces jeunes sont au début de leur trajectoire immobilière et ne s’inscrivent pas durablement dans le quartier, prévoyant de faire rapidement une plus-value sur la vente de leur achat en comptant sur l’étalement urbain. Il s’agit là d’un premier frein à la mixité souhaitée.
Au-delà des profils-types, il est intéressant de s’attarder sur les relations sociales, les perceptions et interactions au sein de ces espaces de mixité sociale. On observe que malgré la proximité géographique, le nombre de contacts entre voisin·es est inférieur à la moyenne observée dans d’autres enquêtes généraliste sur le voisinage13. Ce peu de contacts s’explique notamment par le renouvellement des habitant·es et par le turn-over important au sein des logements. Par ailleurs, les différents espaces ne semblent pas être investis de la même manière. Les petits commerces, les parties communes, les événements locaux sont majoritairement utilisés par les plus aisé·es comme l’ont montré certaines études sur les jardins partagés par exemple14. Ce manque d’échanges est d’ailleurs regretté par les nouvelles et nouveaux venu·es qui, très souvent, vivent une cohabitation entre groupes sociaux pour la première fois. Elles et ils prennent conscience de leur position sociale dominante à cette occasion en constatant les différences dans les manières d’être et de faire. Cette situation crée à la fois une forme de malaise chez les personnes et un sentiment de révolte face aux inégalités sociales dont elles et ils sont témoins.
Pour autant, les enquêtes sur les choix scolaires pour les enfants vivant dans ces quartiers témoignent de la distinction qui s’opère. Les écoles publiques locales sont ainsi délaissées au profit des établissements privés et ce, malgré un discours positif sur l’enseignement public. Dans ce cas, l'inscription dans le privé est décrite par les personnes interrogées comme un non-choix, une obligation liée aux mauvaises conditions et aux défaillances du système tout en sachant qu’elle participe à la division sociale15.
Du côté des habitant·es des HLM, le sentiment d’altérité n’est pas aussi prononcé que pour les arrivant·es car ils et elles ont tendance à s'identifier aux classes moyennes et vont plutôt chercher à se distinguer des classes populaires et des plus précaires. Dans cette perspective, la mixité sociale et les changements du quartier sont vécus de manière générale positivement par les personnes bien qu’elles ne cherchent pas particulièrement le contact, parfois par du jugement de leur nouvelles et nouveaux voisin·es sur leur manière d’être.
Avec le développement de ces nouveaux quartiers, qui sont présentés comme le futur de l’habiter en France, il semble particulièrement important de s’interroger sur cette notion de mixité sociale, présentée comme la solution à un certain nombre de problèmes, et sur la manière dont elle prend corps dans l’espace et impacte les relations sociales. Pour l’instant, les différents travaux font état de la préservation d’un entre-soi et de la difficulté de son application dans les habitudes quotidiennes de chacun·e.
La conclusion des Petites Voix
Ces dernières années, le discours des politiques publiques en matière d’aménagement urbain se tourne vers les enjeux écologiques et sociaux avec l’idée que l’urbanisme constitue un levier important pour la réduction des inégalités et le renforcement du lien social. La mixité est alors présentée comme une réponse et pourtant elle se heurte à un certain nombre d’obstacles qu’il est nécessaire de connaître et de reconnaître malgré un objectif louable. Peut-on vraiment dire que la mixité sociale est synonyme de cohésion sociale ou d’égalité ? L’urbanisme peut-il être une réponse suffisante ?
Sans intervention, les divisions et inégalités sociales rejaillissent sur notre environnement. Les plus dotés en capitaux sont plus libres de circuler et de modeler les espaces à leur convenance tandis que les ménages modestes sont fortement contraints dans leur manière d’habiter et d’appréhender l’espace. Réduire ce déséquilibre est un gros défi et il semble assez illusoire de penser qu’une solution issue de l’urbanisme puisse suffire.
En regardant du côté du marché de l’immobilier, on constate que les déplacements des populations aisées sont le fruit d’une logique d’investissement qui traduit les inégalités sociales préexistantes à l’organisation spatiale de la société. Le fait que les biens soient dévalués lors de l’installation de groupes minorisés comme les afro-américains outre-Atlantique illustre la difficulté de faire de la mixité sociale pour renforcer la cohésion dans une société très hiérarchisée. Autre exemple, les propriétaires dans les quartiers d’habitats mixtes ne s’installent pas durablement et les enquêtes rendent compte d’une vigilance accrue quant au risque d’une perte de valeur de leur logement. Certain·es habitant·es vont même jusqu’à anticiper le devenir de leur quartier en témoignant d’une certaine méfiance vis-à-vis des nouvelles arrivées de locataires ainsi que des jeunes hommes de classes populaires considérés comme des délinquants en puissance qui, en grandissant, pourraient perturber l’organisation et la valeur du quartier. L’investissement des espaces est donc fortement contraint par des rapports sociaux inégalitaires préexistants. Bien que les personnes produisent rarement des discours discriminatoires, elles les projettent sur d’autres : les potentiellement futur·es acheteur·euses.
Il apparaît également intéressant de s’attarder sur un phénomène nouveau qui, s’inscrivant dans la continuité de la gentrification, vient questionner la notion de mixité sociale : l’exode urbain ou gentrification rurale. Là encore, il s’agit de la part des ménages aisés, d’un investissement non pas tant sur le plan économique (du moins pour l’instant), mais sur le plan écologique. En effet, ces individus projettent que le mode de vie urbain n’est pas viable sur du long terme et ne permet pas leur épanouissement. Dans la lignée de la logique “d’aventure”, elles et ils sont à la recherche d’authenticité et d’une certaine qualité de vie. Si aujourd’hui le frein majeur est l’accès aux services auxquels ces classes sont habituées, il est possible que, comme pour la gentrification urbaine, les “greentrifieurs” pour reprendre le terme de Frédéric Richard, Julien Dellier et Greta Tommasi16, en attirent d’autres et permettent des investissements publics et privés sur ces territoires. Peu d’enquêtes sociologiques se sont véritablement attardées sur cette question encore très récente, mais il est à parier que les années à venir verront la publication de travaux nous permettant d’en apprendre plus sur les liens entre ces nouvelles arrivantes et nouveaux arrivants et les populations locales.
Les expériences de mixité sociale provoquées en milieu urbain sont peut-être elles aussi encore trop récentes pour pouvoir témoigner de leur efficacité ou non sur la cohésion sociale. Cependant, les premières enquêtes à leur sujet doivent nous alerter sur les faiblesses de ces dispositifs et permettre la prise en compte de facteurs multiples. Au vue de ces dernières, il apparaît superficiel de faire de la mixité sociale sur la seule base de l’aménagement urbain, sans l’accompagner de dispositifs spécifiques qui, au-delà du bâti, permettent de profiter d’une proximité géographique pour mettre en place des actions visant à instaurer un véritable lien social. La méconnaissance du rôle des stéréotypes racistes ou liés à la classe dans les inégalités sociales et spatiales est une erreur qui conduit à la reproduction des entre-soi, malgré la volonté de ces nouveaux habitants, les divisions dans l'enseignement en sont un exemple criant.
Au-delà de la simple mixité se pose la question du rapport entre les groupes sociaux. Ces derniers sont conditionnés par l’organisation de la société et dépassent la seule question de l’habitat. Les groupes d’individus tendent à se distinguer les uns des autres et les nouveaux quartiers d’habitats mixtes ne doivent pas invisibiliser les inégalités, au contraire, il s’agit d’une opportunité d’inventer de nouvelles manières de vivre ensemble.
L’étape d’après ne serait-elle pas de passer de la contrainte par l’espace, à la mise en place d’actions en collaboration avec les habitant·es pour favoriser le développement d’une identité collective ?
Nous vous remercions d’avoir pris le temps de nous lire et nous espérons que ce temps de réflexion aura pu faire écho à vos propres questionnements et expériences.
N’hésitez pas à réagir sur l’adresse mail de la newsletter17 en posant des questions ou en nous faisant part de vos réflexions, nous pourrons les partager de manière anonyme aux autres inscrit·es la prochaine fois !
À très vite.
Les Petites Voix
Pour aller plus loin :
Documentaire “Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin” de Yamina Benguigui, 1997.
Le monde en face, “Rêve pavillonnaire, les dessous d’un modèle”, France 5, 2019.
Notes de bas de page :
1 Robert E. Park et Ernest W. Burgess, The City, 1925.
2 Ibidem.
3 Une ceinture noire.
4 Paul-Henry Chombart de Lauwe, “Paris et l’agglomération parisienne : Méthodes de recherches pour l’étude d’une grande cité”, 1952.
5 Définition de moyennisation par Alternatives Économiques : "Terme sociologique pour désigner le fait qu'une proportion très majoritaire de personnes estiment faire partie des groupes sociaux « moyens » ou aspirent à s'y intégrer. Fait référence au concept flou de classes moyennes."
6 Paul-Henry Chombart de Lauwe, Des hommes et des villes, 1965.
7 Anne Clerval, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, 2013.
8 Catherine Bidou, Les aventuriers du quotidien, 1984.
9 Agnès Deboulet et Claudette Lafaye, La rénovation urbaine, entre délogement et relogement. Les effets sociaux de l’éviction, 2018.
10 Définition d'un écoquartier par le Ministère de la transition écologique : “Projet d'aménagement qui intègre les enjeux et principes de la ville et des territoires durables.”
11 Camille François, “Disperser les ménages. Groupes résidentiels et familiaux à l’épreuve de la démolition d’un grand ensemble”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°204, 2014.
12 Ined, enquête Mon quartier mes voisins, 2016 - 2019.
13 Joanie Cayouette-Remblière, “Les rapports sociaux dans les quartiers de mixité sociale programmée”, Sociologie, vol.11, 2020.
14 Léa Mestdagh, Jardiner entre soi, 2018.
15 Anaïs Collet, Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, 2015.
16 Frédéric Richard, Julien Dellier et Greta Tommasi, "Migration, environnement et gentrification rurale en Montagne limousine", Revue de géographie alpine, 102-3, 2014.
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